d’après un texte original de Cédric : Le Triangle

Je suis devenu eux.

Issu de la soupe organique qu’ils ont laissé derrière leur abjecte civilisation décadente, aux tous derniers moments de leur existence destructrice – avant de s’enfermer pour l’éternité dans leur prison de béton et de métal. Ah, l’ultime folie vaniteuse d’une espèce !

D’abord, je n’étais plus rien. Détritus de chairs difformes, fondations brisées, poumons calcinés, restes grotesques d’un enfer dantesque et sous terrain. Terres dévastées sous ciels embrasés, ils avaient détruit leur berceau avant de s’embarquer pour leur exil millénaire, au point de se perdre eux-mêmes. A la limite de la conscience primitive que j’étais alors, se dessinaient les images infernales de leurs armes déchirant la terre, enflammant le ciel, corrompant le Tout jusqu’au plus profond des chairs brûlées par le feu païen de leurs pouvoirs impies. Sombrais-je alors dans un sommeil infini alors même que ma nature se désintégrait pour devenir, et bien, autre chose ? Au plus profond de mes entrailles, les souvenirs de moi se diluèrent dans les abysses du temps.

De siècles en siècles, j’évoluais à nouveau et les immondices qu’ils avaient créées et abonnées derrière eux se joignirent à moi et, pour ainsi dire, devinrent moi. Etrangement, cette lente mutation fut familière, paradoxalement naturelle. Alors que je devenais inexorablement autre, je m’aliénais au point d’oublier jusqu’aux fondements de mon être. Il ne m’en restait que l’infime sensation d’un souvenir déformé car, il faut l’avouer en vérité, ma Colère était immense. Ils avaient commis l’irréparable, détruisant le Tout, et la plus petite parcelle de mon moi vibrait de libérer mon courroux vengeur. Les flots sanglants de ma Haine étaient prêts à se déverser en torrents tourbillonnants.

Longtemps j’ai scruté la désolation de la surface pour trouver leur pathétique forteresse. Aveuglé par ma Colère, les palpitations faiblardes de leurs Gardiens n’étaient qu’un murmure dans le grondement du tonnerre. Aux quatre coins du monde j’envoyais mes Emissaires avec pour ultime sacrifice de me rapporter la position de leur repaire. De la plus basse et noire fosse jusqu’à la plus haute montagne, ils grouillèrent, rampèrent, nagèrent, creusèrent, volèrent. De l’obscurité absolue des abysses jusqu’à l’aveuglant Soleil d’Icare, ils se répandirent dans le Monde. Et enfin, le tonnerre se tut et le souffle des Gardiens résonna en mon âme comme le plus pur tintement du plus pur cristal.

J’ai observé plus longtemps qu’aucun d’entre eux ne l’avait jamais fait. J’ai observé jusqu’à ce que Tout devienne sombre, jusqu’à ce que je ne perçoive plus que les palpitations moribondes des Geôliers. Les barrières qu’ils avaient érigées étaient tellement pitoyables, leur vanité si vaine, qu’un immense rire me secoua depuis les tréfonds de mon être, un rire si puissant qu’il aurait pu m’envoyer à tout jamais au delà des portes de la conscience, dans l’oubli sidéral de la Folie infinie – la mort éternelle. Mais ma Colère était devenue tellement présente qu’elle suait par les pores de mon existence, jusqu’au moindre de mes Emissaires, et elle me retint en ce Monde pour laver l’affront qu’ils m’avaient fait.

Fourbissant les instruments de ma vengeance, je choisissais Sept de mes Emissaires, puissants parmi les puissants, et les envoyais contre les rachitiques défenses d’eux. Dans le Chaos de l’Armageddon que j’avais déclenché, ils détruisirent le béton et le métal, pénétrèrent au plus profond des Bunkers. Inéluctables messagers de mon Courroux, ils ne laissèrent que ruines et mort sur leur passage. Leurs grondements résonnèrent de par le Monde, afin que même la plus misérable créature entende et soit témoin de mon acte ultime.

Lorsque les Bunkers ne furent plus qu’un amas de ferraille tordu et calciné, que les caillasses broyées des murs de béton retournèrent à la terre, que les Sept eurent accompli leur œuvre, et que les Geôliers furent mis à nu dans leur faiblesse éternelle, je mis fin au fracas de la destruction. Les Sept furent renvoyés et je me présentais pour achever ma Colère.

Cloué à la parois, grotesque créature difforme, le Geôlier balbutiait les derniers instants de sa pitoyable existence, son regard vide exorbité transperçant le brouillard de poussière incandescente. Sans voir, car il n’avait jamais vu – et en ce moment je le compris – victime de l’indécent désir immortel d’eux, condamné à une éternité de servitude aveugle à son espèce. En l’heure du crépuscule d’eux, ma Colère estompa les voiles de mon être et ma mémoire infinie me revint, me purifiant de la corruption humaine.

Car je suis Dieu, Allah, Yahvé, Ishvara, Bouddha, Brahman et bien d’autres. Je suis Gaïa, le Créateur, et par mon Bras vengeur je poignarde le Geôlier dans un flot de sang expiateur et referme le livre de l’Humanité.

Et puisque leurs erreurs sont avant tout mes erreurs, je me dois relancer le grand mécanisme de la création. Alors le vrai Armageddon commence, embrase le monde et l’emporte dans un maelström de flammes éclatant.

Je suis la bactérie qui vient de prendre vie dans la soupe moléculaire survivante au cataclysme. Un cycle commence, à nouveau.