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Il faisait noir. Au loin, il me semblait entendre le souffle rauque d’une personne tapie dans l’ombre à m’observer, à me scruter. Mon angoisse ne cessait d’augmenter alors que j’avançais doucement, la tête pleine d’un grand vide. Ce vide sidéral semblait accentué par l’obscurité et par ce souffle qui se rapprochait. Chaque seconde passée rendait le moment encore plus pénible et encore plus douloureux. Je décidais de m’arrêter un court moment pour reprendre mes idées et écouter plus attentivement ce qui m’entourait. J’étais seule… Vraiment seule ? La tête me tournait… On m’attendait : il fallait que je me dépêche ! Je me persuadais que je me faisais des idées pour ne plus avancer. Il fallait que j’avance. Je respirais profondément et repartais, bille en tête. Mes parents, mes amis, les autres… tout le monde m’attendait, je ne pouvais pas arriver en retard, encore moins ne pas arriver du tout ! Il ne faut pas se retourner dans ces cas-là, au contraire, il faut avancer. J’avançais donc. Ce silence qui m’entourait… Ce noir… Toutes les images que l’on peut visualiser dans ces cas-là me venaient alors à l’esprit. Toute ma vie jusqu’ici a défilée devant moi. Les cris, le déshonneur qui incombe aux proches dans ces cas-là. Je ne pouvais pas, je ne voulais pas ! J’arrivais devant la porte dans une semi-obscurité, je tâtonnais pour l’ouvrir mais n’y arrivais pas. La moiteur de mes mains ne cessait d’augmenter. La poignée me glissait des doigts. Dès lors que j’ouvris la porte, je sus que l’on observait chacun de mes gestes. Aucun de mes mouvements ne pouvait échapper à mon poursuivant. Passée de l’autre côté, je voulais crier, parler, dire quelque chose… mais je m’évanouissais dans un râle de regret alors que mon poursuivant me rattrapait.

2

Aujourd’hui est un grand jour. Mes rêves vont se réaliser. Ma fille, ma grande fierté allait se montrer sous son plus beau jour. J’attendais ce jour depuis tellement de temps. Elle, si prometteuse, si talentueuse, si courageuse… Elle, qui a fait tellement d’efforts… Elle m’a donné rendez-vous ce soir pour célébrer son triomphe. Il faut que je sois présentable. Je suis allé m’acheter un costume neuf. C’est que ça a bien augmenté ces choses-là depuis mon dernier achat. C’était pour le mariage de ma sœur, il y a 15 ans maintenant. Mais là, c’est pour ma fille. Je sais que je n’aurais sûrement jamais la chance de la voir se marier alors c’est aujourd’hui ou jamais que je peux me mettre sur mon 31 pour elle. Le mariage, ce n’est pas une chose pour elle, qu’elle me dit. Elle aime trop sa liberté pour s’attacher les ailes comme a pu le faire sa mère avant elle. Je ne comprends pas pourquoi elle dit ça, sa mère ne s’est jamais plainte de notre mariage. Nous vivons très bien. Nous coulons des jours heureux. Je ne l’ai jamais empêchée de faire ce qui lui plaisait : elle marche, elle va voir les films qu’elle veut avec ses copines. Elle m’a même emmené au musée d’Art Contemporain la semaine dernière. Je devais être un des rares hommes de ma génération dans ce musée. Mais je l’ai fait pour elle. Alors, comment ma fille peut-elle considérer notre vie comme une prison ? Je ne comprends pas. Ces jeunes… Enfin bon, le principal c’est qu’elle soit heureuse ! Si elle l’est, je le suis aussi. Et elle était tellement excitée quand elle m’a annoncé cette grande nouvelle que je ne pouvais faire autrement que d’être heureux pour elle. Ah ! Les nœuds de cravate, je n’ai jamais su faire ! Je demanderai à Jeanine de me la nouer en arrivant là-bas. Je la plie bien correctement et la mets dans ma poche. Ca va déformer ma veste ça. Il vaut mieux que je la mette dans la poche de ma parka. Nous sommes en retard sur notre planning. Ca y est, je le savais, toujours à la poursuite du temps qui passe. On a beau être à la retraite, on court toujours après le temps. Hélène va nous maudire d’arriver en retard. Tous ses pairs seront là, le fleuron de sa profession. Vite, je prends ma parka sous le bras et mes papiers dans l’entrée en appelant Jeanine. Elle arrive. Elle aussi a fait des achats : sa robe est merveilleuse. Elle enfile son manteau, attrape son sac à main au vol et me lance comme à son habitude « dépêche-toi, nous sommes déjà en retard, c’est toujours toi qu’on attend ! ». Cette douce habitude, au début je répondais, maintenant, cela me fait sourire. Je ferme la porte derrière elle. Nous montons en voiture. Elle profite du premier feu venu pour se maquiller et grommelle dès que je redémarre. Nous tournons 20 minutes pour trouver une place mais nous arrivons finalement juste avant que les portes ne se referment. Hélène va être contente, nous sommes là, et à l’heure. Ma cravate ! C’est vrai, il faut que Jeanine m’aide. Nous sommes emportés par la foule, Jeanine manque de m’étrangler, personne ne fait attention à nous dans ce méandre de gens cultivés et bien pensants. Nous nous installons, Hélène va arriver.

3

Depuis toute petite, Hélène rêvait de monter sur scène. Elle avait toujours joué la comédie, rien ne l’arrêtait. Devant son miroir, des heures durant, elle récitait Shakespeare et dans sa version, Juliette, toujours, finissait dans les bras de son Roméo. A l’école, elle épatait tous ses professeurs en récitant ses leçons par cœur, d’une traite, sans jamais en oublier. Elle avait ça dans la peau. Au collège, au lycée, elle faisait partie de tous les clubs théâtre qu’elle pouvait rencontrer. Elle aidait souvent à la mise en scène mais ne décrochait que des petits rôles. Car oui, Hélène avait un problème : elle bégayait. Les heures d’orthophonie n’y faisaient rien : si elle ne récitait pas son texte d’une traite, elle ne pouvait aligner deux mots sans bégayer. Toute discussion avec elle était difficile, il lui fallait du temps pour se reprendre et se faire comprendre. Et même si, le temps passant, elle faisait des progrès, il lui restait toujours un bégaiement latent qui lui pourrissait la vie. Ses professeurs, bien conscients de son problème, ne pouvaient se résigner à lui donner de grands rôles : si jamais elle commençait à bégayer, il en serait fini de leur production. Alors, vaillamment, elle regardait les autres jouer les textes qu’elle connaissait par cœur depuis les coulisses. Ses rares apparitions étaient d’une célérité telle que bien souvent on ne la comprenait pas.
Arrivée à la fac, elle rencontra un homme merveilleux prénommé Julien. Celui-ci était étudiant en médecine et décida de s’orienter en orthophonie pour aider sa belle. Elle, étudiait les Lettres, et était ainsi toujours entourée de ses auteurs favoris. A force de persévérance et d’amour, Julien réussit à atténuer le bégaiement de sa douce, même si celui-ci revenait toujours quand elle était stressée, énervée ou fatiguée. Voyant les progrès fulgurants qu’elle faisait, elle décida de tenter sa chance au Cours Florent. Les auditions se faisaient sur son auteur favori : Shakespeare. Quel ne fut pas son bonheur, quand, quelques semaines plus tard, elle reçut l’acceptation pour suivre les cours qui la mèneraient peut-être au devant de la scène. Rendez-vous pris, le premier cours se passa fort bien : elle récita le texte qu’elle avait préparé pour se présenter et cela passa comme une lettre à la poste. Le second cours fut tout aussi agréable puisqu’il fallut aux élèves déclamer les vers qu’ils préféraient devant toute la classe, attentive. C’est au troisième cours que la peur la reprit. C’était une lecture en prévision de la pièce à jouer en fin d’année, un texte qu’elle ne connaissait pas. Elle prétexta une grande fatigue quand son professeur s’étonna du manque de fluidité dans sa lecture. Puis, elle apprit consciencieusement son texte pour qu’une telle déconvenue ne lui arrive plus. Ses professeurs étaient enchantés et très vite ils décidèrent de lui donner le rôle principal. Julien, ses parents, tous ses amis allaient enfin pouvoir la voir sous son plus beau jour, sur le devant de la scène, là elle aurait du être depuis toujours. C’était le grand soir, c’était la Première.

4

Tiens, hier soir j’étais au théâtre, je suis allée voir une première, une comédie dont je ne me souviens plus du titre. Sans sucre le café, merci. Il s’est passé un truc marrant au début. Une nana est entrée et elle a tourné de l’œil en franchissant le pas de la porte. A la sortie, on entendait dire de partout que c’est la lumière de la poursuite qui lui a causé une crise d’épilepsie. Ca, et le stress qu’elle rencontrait de monter en scène, l’ont faite tourner de l’œil. T’imagine ! Ca doit être dur à vivre ce genre de choses pour un acteur. J’oserai plus sortir de chez moi après ça ! Salut Patrick, tu vas bien ? Un p’tit café avant de se mettre au boulot ? En tout cas, dans la salle, on a senti qu’un truc bizarre se passait mais bon, ils ont dû improviser, ils ont inventé une histoire de voisine narcoleptique, ils l’ont enlevée et peut-être cinq minutes après, l’histoire a repris, je pense normalement. On a senti une certaine agitation mais ils ont bien repris le truc. C’était marrant pour nous dans la salle mais pour elle, je pense que c’est un traumatisme à vie ! Je pense que c’est la doublure qui a repris le rôle principal : y avait souvent des blancs, des fous rires entre les acteurs. Du genre, ils parlaient d’elle comme une brune et la nana sur scène était blonde. Ils n’arrivaient pas à faire le changement tout le temps. Ca donne un autre cachet à la pièce. Mais bon j’ai bien aimé quand même et s’ils font une suite à cette pièce, je serai pour y aller.

5

- « Maman, c’est quoi ce vieux journal que tu caches sous ton lit ?
- Toi, tu as encore été fouillé là où tu n’as rien à faire !! C’est un vieux souvenir de maman… Un vestige du temps passé… Tu sais, je relis régulièrement cet article quand je ne vais pas bien, cela me permet de relativiser et de me dire que le pire est derrière moi ! Cela me permet aussi de me ressaisir et de mieux gérer mes émotions.
- Qu’est-ce qui s’est passé ?
- Tu vois, quand j’étais jeune, j’ai toujours rêvé de monter sur scène mais j’avais un problème : je bégayais.
- Toi tu bégayais ??
- Et oui ! Et c’est ton papa qui m’a aidée à me soigner et à réaliser mon rêve et à monter sur scène. Le jour de la Première, tout le monde était là : papy et mamie, papa, mes amis… et je me suis évanouie en entrant sur scène. Je poursuivais un bonheur qui ne m’était pas réservé. D’un autre côté, c’est là que j’ai vu qui étaient mes vrais amis et c’est depuis ce jour que je sais que les parents sont toujours fiers de leurs enfants, quoiqu’il arrive. Il m’a fallu beaucoup de temps pour m’en remettre mais maintenant, tu vois, je suis plus forte. Je n’ai plus peur de rien ! »