Strasbourg, 25 Décembre 2007, 4h20.

    Le premier constat de ce jour nouveau avait quelque peu perturbé mon réveil, d’ordinaire si serein. L’étendard était en berne. C’était du reste ce dont témoignait mon caleçon de nuit, ridicule comme toujours, déserté comme jamais. Je jugeais pour autant inutile de crier Maman, davantage encore de me morfondre à l’idée d’un hypothétique avenir dépourvu de toute saillie virile. Non seulement Mère avait passé le rouleau à pâtisserie à gauche douze ans plus tôt, mais j’étais surtout bien conscient des motivations de cette mutinerie physiologique.
    En effet, pas de titille-pissou avec Eva Green cette courte nuit là. Mon imagerie libidineuse s’était asphyxiée sous l’oppression du stress, bien palpable celui-ci.

    J’étais pourtant d’une nature peu encline à la chose anxiogène. Régulièrement je songeais même à de grotesques mises en scène pour éprouver fictivement mon assurance.
    Ainsi étais-je parfois projeté dans l’antique Colisée. Nu, épilé dans le moindre recoin de couenne et pas très serein dans mes spartiates. Pénétré par la clameur hostile, j’agrippais jusqu’à la crampe ma seule et unique arme. Une redoutable balayette à chiotte Gifi. S’il doutait un instant de la dangerosité de cette dernière, le bûcheron huilé du cru ne tardait guère à recouvrer son Latin… Moi, à pleurer toutes ses déclinaisons du mot épouvante, couvertes par les huées moqueuses.
    Seulement ce matin de décembre, nul besoin de plèbe hilare pour me chatouiller l’adrénaline. Je goûtais à l’appréhension dans ce qu’elle avait de plus concret. Elle me tourmentait plus que de raison, si bien que mon dentifrice favori eût un sérieux goût de gerbe.

    Au cours des vingt dernières années, le Big Boss avait mandaté une quinzaine d’élus aux quatre coins de la planète. D’âges variés, nous avions tous un identique profil. Afin d’aborder, avec les recul et sang froid nécessaires, l’incroyable secret que l’on nous confierait alors, nous devions être parfaitement athées. Devant l’ampleur du truc, c’était bien le minimum. Même par amusement cruel, j’avais peine à imaginer la détresse d’un fervent cul béni s’il découvrait comment se matérialisait l’objet de sa foi profonde et naïve. Dur à enfiler le chapelet.
    Par ailleurs, avant d’être désignés, nous étions tous cadres à hautes responsabilités et entretenions une addiction du travail proche de l’aliénation. De fait, nous n’étions pas du genre à nous encombrer d’attaches affectives, et trouvions un équilibre certain à notre isolement.
    Le célibat était impératif. Une envie de faire siffler le Beau Danube Bleu à la bonne lorsqu’elle se voûte trop ostensiblement pour récurer les plinthes ? Ok. Mais nous étions clairement avertis : sitôt en fonction au DO (Divin Observatoire), toute relation impliquant le moindre sentiment de notre part constituerait alors un motif immuable de licenciement. Licenciement lui-même significatif d’extrême onction de force, principe de précaution.
    Dernière condition, obscure celle-là, la couleur de nos yeux. Grise pour chacun d’entre nous.

    Suite à une restructuration, j’allais être promu à un poste nouveau. Celui d’élu délégué, le premier parmi nous. L’annonce de ces inédites attributions ne m’avait pas torturé le fondement outre mesure… Jusqu’à ce que j’en apprenne l’exacte perspective. Je ne serai dorénavant plus en relation uniquement avec les Onze (les Saints Cadres), mais aussi avec le Big Boss lui-même.
Entre élus nous vannions souvent sur le « Barbu » pour évacuer dans la délicatesse la pression de notre tâche.
    « Hey, tu sais pourquoi les curetons ne bouffent jamais de cacahuètes ? Parce que le Barbu leur beurre déjà suffisamment l’hostie ! Ahaha ! » (Je ne l’ai jamais comprise.)
C’était un chouia petit bras de désacraliser ainsi l’envergure de notre employeur. Concrètement, nous ne savions à quoi il ressemblait, pas même s’il était barbu d’ailleurs.
    Seulement, dans moins de deux heures maintenant, j’allais être assis en face de lui et apprendrai ce qu’il attend de moi. Pour une première angoisse, je tapais pas dans la roue de fête foraine. La bile dans les starting blocks, j’honorais l’émail de mon pose-miches d’une dernière génuflexion régicide, puis quittais pour la dernière fois le logement de fonction qui vingt années durant avait souffert en silence les excès de mon ascétisme crasse.

    Dehors, la ville était endormie. J’avais rendez-vous avec le Big Boss à 6h00 pétantes, du côté de la basilique. Un chouette endroit la basilique. C’est fou ce qu’on peut faire avec une carrière, de la détermination, quelques décennies et un demi-millier de gens un peu flippés. La maison du Seigneur qu’ils l’appellent, tous. Une belle connerie, ça. Je sais où il crèche moi, le parrain : 13, impasse des dames. Trois rues derrière. Ça sent pas mal la pisse, mais si le boulanger est énergique et Eole nous gratifie d’un p’tit vent d’Est, parfois, vers 5h30, ça sent la brioche.
    Je n’ai pas cherché à savoir si le 667 du digicode était là pour brouiller les pistes ou pour détendre l’atmosphère, tout ce que je sais, c’est qu’angoissé comme j’étais, un parkinsonien en phase terminale avec un minimum d’entraînement m’aurait mis fanny les yeux fermés. Finalement, je me suis dit que la crainte de Dieu c’était pas si con que ça comme truc. Quand on y pense, le type est le plus gros DRH de la planète. C’est vrai que ça fout les foies.
    J’ai respiré un grand coup et je suis rentré dans l’allée. La porte s’est refermée derrière moi, et je me suis retrouvé plongé dans le noir. La seule chose que je voyais, c’était une petite lumière à une distance relativement indéterminée, au bout du couloir. Rien de mystique, juste le bouton de l’ascenseur. J’ai commencé à me diriger dans sa direction en enchaînant les pas minuscules, de peur de laisser trop de liberté à ma vessie, et je suis monté dedans. La lumière était en panne.
    Ce n’est pas tellement que j’ai envie de taper dans l’ultra solennel, Geffrey, mais crois-moi, c’est à cause de ce qui s’est passé dans les minutes qui ont suivi que ma vie a basculé. À cause de cela que j’ai décidé de… enfin, tu sais quoi…
    Tout s’est passé très vite. Arrivé au 8ème, la porte s’est ouverte et une lumière aveuglante m’a de suite ébloui. Petit à petit, j’ai tenté d’y voir plus clair en filtrant la lumière entre mes doigts, et j’ai aperçu la silhouette d’un barbu en toge, un peu costaud et les bras grands ouverts.
    La mise en scène était parfaite.
    J’ai cru à une sorte de bizutage, et la surprise passée, j’ai éclaté de rire.
    Et puis là, il s’est mis à parler en agitant les mains comme s’il voulait m’annoncer qu’il avait découvert un magasin dans le centre qui vendait des bracelets Hermès pour des peccadilles :
    « - Pile à l’heure, mon chou !
    Le Big Boss parlait comme une meneuse de revue du Lido.
    - B… Boss ?
    - Hou ! Si c’est ce qui te plaît, on pourra s’arranger, coquin ! Rooh, j’arrête de te taquiner, loulou. Le grand patron t’attend ! »
    Apparemment, le boss avait un secrétaire particulier. Très particulier. Mes yeux se sont peu à peu habitués à la lumière, et j’ai enfin pu contempler la bête : à l’exception de ses tongs arc-en-ciel, ce type était une copie conforme de l’image que tout le monde se faisait du barbu.
    « - Je t’en prie, passe devant… » a-t-il ajouté, en me gratifiant d’un clin d’oeil subtil mais pas vraiment.
    Là, il m’a indiqué une petite porte mal entretenue, sans plaque, devant laquelle agonisait un paillasson plus dépoilé que l’épiderme d’un sphinx. J’ai poussé la porte…
    Geffrey…
    Au centre de la pièce unique qui daubait la bouffe avariée était posé un vieux bureau qui croulait sous un bordel à en faire baisser sa culotte à Madame Claude. La fenêtre derrière était crade, le tapis, crasseux, troué, et sur le bureau, posté derrière un trognon de pomme pourri, un rat était assis, les yeux rivés sur moi.
    « - B… Boss ? », me suis-je aventuré.
    La seule réponse à laquelle j’ai eu droit a été un grand “SPLOUTCH !”, alors qu’un nabot dégarni et colérique, un crayon de papier fixé derrière l’oreille, aplatissait le rongeur à grand coup de latte de plancher.
    « - Saloperie de parasite de mes deux billes ! AMEN ! »
    Je savais que j’avais déjà joué cette carte de trop nombreuses fois, mais sur le moment, elle me semblait pouvoir mettre à l’as la plus zélée des quintes flush :
    « - B… Boss ?
    - Big Boss, Tête de fion ! Et vire-moi ce regard éberlué de ta face de bite ! Si tu t’attendais à une feuille de rose, demande à Loulou et prends un ticket ! »
    Son doigt restait tendu vers le barbu qui lui s’était posté derrière une sorte de téléphone énorme garni d’antennes tordues, et murmurait des « Je suis avec toi », « Perdonate », et autre « Come to me, my son… », probablement destinés à je ne sais quels mourants quelque part dans le monde.
    Je n’arrivais pas à faire quoi que ce soit d’autre qu’à rester planté là comme… comme un con, en fait. Remonté, le Big Boss a contourné son bureau, est passé derrière moi, a claqué violemment la porte et réduit mes convictions à néant en quelques mots :
    « - On est dans la merde ! J’ai le syndicat des Gestionnaires Associés au cul, et Dieu sait que ça me plaît pas d’avoir des millions de vieux cons en train de me sniffer l’arrière-train ! Les chiffres sont catastrophiques ! J’ai besoin que tu me lances un nouveau truc, la molle ! Une nouvelle tendance ! Alors simule je ne sais quel miracle à la mords-moi le calice et fais des adeptes ! Sans ça, c’est MON putain de supérieur qui va pas être content ! Et crois-moi, t’as pas envie de le voir en colère ! »

    Ce con n’était pas au sommet de la pyramide. L’hébètement dissipé, je feignais de prolonger un brin mon rictus débile. Notre avorton de Big Boss avait beau être le larbin d’un autre, il en imposait quand même sévère. Son cigare au coin du râtelier, ses sourcils broussailleux, et ses bretelles improbables lui conféraient un petit côté manager véreux de boxer des années 50. Du genre qui compense une enveloppe cocasse par une roublardise, et une intransigeance à convaincre Attila de faire la plonge. Quant à ses yeux, ils étaient gris, d’une intensité sans pareille.
    « - Hé ho ?! Ôte-moi d’un doute, t’attend tout de même pas que je dresse la table pour partager les agapes hein? Non parce que moi j’ai pas l’intention de tailler du sushi et toi, le premier de la classe, t’as jusqu’à ce soir pour me démouler une révélation de génie !
    - Mais… Je dispose de quels moyens ? Je suis un observateur moi, j’analyse les causes, j’évalue leurs conséquences, mais les plans d’actions divines… »
    Je n’avais pas jugé opportun d’achever cette phrase. Dans un silence religieux, le petit nerveux tâtonnait dans son dos, s’assurant de la présence d’un fauteuil Louis XVI qui suintait dru la prise de la Bastille. Une fois bien calé, les mains boudinées reposées sur son crâne lisse, il me toisait avec dépit, bouche béante, le havane scotché par sa bave seule.
    « - Un jour, va falloir qu’on songe sérieusement à infléchir notre politique de recrutement vers un équilibre… entre les cerveaux brillants et les paires de bourses. »
    Je déglutis sans salive, manquant d’emporter ma glotte au passage. Son regard Geffrey… Si tu avais été dans sa ligne de mire, tu ne me jugerais point aujourd’hui.
    « - Mais d’où tu te tripotes sur des questions de moyens nom de Dieu?! Tu bosses pas chez Tati bordel ! Tu nous ponds un « Holy Million » avec trois tirages planétaires par semaine ? Eh bien si ça convertit des pigeons par paquets de douze à la seconde, on te suit ! La seule chose qu’on te demande ma crampe, c’est d’être conscient de l’urgence, et de te secouer le bulbe pour dénicher une issue, rapide, et fédératrice ! C’est clair quand même non ?
    - Très. Je vais m’y employer de ce pas, vous ne regretterez pas de m’avoir missionné. » Lâchais-je avec un enthousiasme un tantinet sur joué. Pressé de m’échapper surtout.
    Alors que je déterrais mes talons de leur enracinement, j’aperçus immédiatement la mimique de l’évadé de la crèche aux folles, recroquevillé derrière son standard pittoresque. Comme si l’on approchait une aiguille d’une baudruche innocente, il serrait ratiches et paupières dans une crispation commune. Je ne tardais pas à comprendre.
    « - Mais putain ! Hey Jean de Florette ?! Tu crois que c’est le moment d’aller aux cèpes ?! Quand je dis que tu as jusqu’à ce soir, c’est dès maintenant ! Tu planches ICI ! Loulou va te dépoussiérer un tabouret, et t’en décolleras pas l’os à moelle. Pas tant que tu m’auras pas sauvé la baraque Einstein ! Le principe est simple : moi je retoque des dossiers à la con, toi tu te caresses les neurones, si ça gicle tu me sonnes, ok ?
    Cinq minutes plus tard, la tension était curieusement retombée. Un tel capharnaüm en guise de bureau, ça me rappelait mon appart, la musique symphonique en moins. Là, je troquais Prokofiev contre un Patrick Juvet en nettement plus velu, psalmodiant dans toutes les langues d’un côté ; un Marc Blondel en nettement plus capitaliste, raturant bruyamment de l’autre. Comment diable se concentrer dans ces conditions ?

    La situation de l’entreprise était critique. Le corniaud du Texas y était pour beaucoup. Avec sa croisade confuse contre le mal terroriste, il était parvenu à relancer prodigieusement les fanatiques de la principale boite concurrente. Ca, plus le décès de ce bon vieux Jean Paul, après vingt-six ans d’un pontificat presque sans bavures (assertion valable au sens figuré seulement, surtout sur la fin), c’était un sacré merdier. Insoluble par mes compétences de technocrate à la guimauve pensais-je.
    Les yeux inclinés sur mes pompes, seul accessoire clinquant de mon accoutrement ringard, je spéculais déjà, sur la tenue de soirée hype que revêtirait la Faucheuse. Quand le défunt rat m’avait dévisagé à mon arrivée, peut-être savait-il déjà que notre destin était scellé. Sur l’échelle du moral, j’avais le pif juste sous le fion d’un lépreux lecteur du Figaro Madame. Si je n’avais pas craint une énième invective du grognard, j’en aurais chialé des steaks sans pudeur aucune.
    Tu vas penser que je fais dans le pathos discount pour t’amadouer Geffrey. Mais crois-moi, c’est en examinant la dépouille du parasite, les pattes antérieures en croix, que j’ai échafaudé ce plan moralement abject. Toujours est-il qu’abject ou pas, tout ce dont j’avais besoin pour le mettre au point c’était, c’était un téléphone, assez de temps pour passer douze coups de fil…
Et quelques millions de rongeurs…

***

    J’ai passé la majeure partie de la matinée à sélectionner une équipe de choc dans l’annuaire interne de la boîte. Au final, le filtrage n’avait pas été si compliqué : j’avais tapé dans les pointures, les postes à responsabilité. J’ai toujours eu un respect sincère pour les gars qui bossaient au bas de l’échelle, mais pour le coup, j’avais besoin de gus qui pouvaient désaxer la planète d’un demi-micron vers la droite rien qu’en posant leurs roustons sur la table. Et puis de toute façon, dans quelques heures à peine, tout le monde, du technicien de surface au chef d’orchestre en personne, allait devoir se retrousser les manches.
    Une fois la liste définitive établie, j’ai profité d’une pause de Loulou pour utiliser son divin bigot et contacter mes soldats ; tous des sommités parmi les auteurs-interprètes de la grande épopée des aficionados de l’auréole. Fort de ma nouvelle autorité, il ne m’a pas fallu plus de dix minutes pour les convoquer tous dans l’heure dans le bureau du Big Boss.
    Rapidement, j’ai accolé deux tables branlantes de chaque côté du bureau de Loulou : la réunion qui allait à jamais changer le visage du christianisme aurait lieu ici.

***

    Tous furent à l’heure. C’était la première fois que je les rencontrais, et j’ai dû me rendre à l’évidence que les représentations iconographiques traditionnelles de ces énergumènes avaient au réel ce que l’huile de ricin a au bois-bandé : pas grand chose, si ce n’est que les deux, ingurgités purs, sont tout aussi indigestes.
    Les douze s’était assis de part et d’autre de Loulou et commençait à papoter comme des gamins avant un cours de catéchisme. Marie, obèse, les cheveux sales, suait en riant comme un phoque, trop serrée dans le pull rouge que Satan, le chignon tiré en arrière, les yeux ridés mi-clos derrière ses petites lunettes en écaille, achevait de tricoter en gloussant ; les bagouses aveuglantes qui paraient la main gauche de Joseph se reflétaient dans ses énormes lunettes noires, alors que de la droite, le grand martiniquais réajustait le peigne fiché dans sa coupe afro ; Gabriel se roulait un deux-feuilles en attendant que ça commence ; Rita avait des gros seins ; Michel s’était foutu un entonnoir sur la tête, juste pour la poilade, et tirait la langue comme un con ; Loulou Christ réajustait son maquillage ; planqué derrière ses lunettes à quadruple foyer, Marc essayait de mater tant bien que mal « cette salope de Rita », comme il se plaisait à le murmurer à Raphaël qui lui, emmitouflé dans son écharpe, avait une crève d’enfer ; tandis que Pierre, Paul et Jacques s’essayaient pitoyablement au beat-box.
    La scène avait quelque chose de troublant.
    J’ai pris la parole, et le silence s’est fait aussitôt dans la pièce, faisant lever un sourcil d’étonnement à notre Don King du riche.
    Ce qui s’est passé ensuite, Geffrey, tu l’as appris comme le reste de la planète. Dans les médias.
    Pour relancer la machine, je savais qu’il nous faudrait séduire la jeunesse. Il fallait que la religion leur ressemble, qu’elle leur parle, que les saints, les archanges et tutti quanti redeviennent leurs modèles. J’avais d’abord pensé à lancer une ligne de vêtements un peu fashion avec des slogans rigolos comme « Jésus, moi j’y croix ! », mais la vision du rat mort éclaté par le boss m’avait ouvert les yeux : peinturlurée de noir, adepte de chanteurs aphones qui s’arrachent les yeux sur scène, c’était du trash que la jeunesse voulait. Tout ce que j’avais à faire, c’était de créer un accessoire de mode irrésistible à ses yeux, et que porteraient nos V.R.P. de luxe lors d’une tournée promotionnelle à destination de nos plus jeunes clients.
    Dès le lendemain, tous les employés de la boite se sont mis au travail. Une telle cohésion, Geffrey, c’était du jamais vu : sur les cinq continents, la moitié des gars de la firme abattaient des rongeurs à la chaîne à coup de latte de plancher tandis que l’autre moitié les montaient en pendentifs.
    Pour la matière première, on a commencé par les rats de Karni Mata, ça nous permettait de lancer confortablement la machine tout en envoyant un message à ces glandus de sadhus hindouistes (entre nous soit dit, si je passais mes journées à faire des noeuds avec ma bite, moi aussi je pourrais rêver de déesse à douze bras). De leur côté, Loulou et les douze autres ont multiplié les apparitions en exhibant chaque fois les différents modèles de la collection. Ça saignait, ça hurlait, les gamins étaient hystériques. Fans. En moins de deux semaines, les rats crucifiés ont envahi les établissements scolaires, les vitrines des magasins de fringues, les podiums de mode. On en entendait parler à la radio, dans le métro, pendant les repas de famille, au pieu, chez les psys, partout. Les rats partaient comme des petits pains, se multipliant sur les étales des marchés comme par miracle. Le Big Boss était aux anges : notre popularité grimpait en flèche et nos caisses se remplissaient à vue d’oeil. À la télé, il n’y avait pas une émission sans qu’un de nos V.R.Ps ne soit invité. Les immortels rétablissaient le contact avec leur fan club. Réunis par les vertus fédératrices de la mode, Loulou et Satan s’affichaient en public, réconciliant les bons gars et les mauvais. Il n’y avait plus de pécheurs ni de dévots, plus de fautifs, plus d’exemples. Le prêt à porter avait triomphé d’un manichéisme has-been qui avait fait son temps.
    Et tout ça, grâce à moi.

    Très vite, le Big Boss m’a donné carte blanche pour gérer la maison. Les valseuses gonflées à bloc par mon récent succès, j’ai mené la barque avec plus de peps et de réussite qu’un D’aboville blindé au speed. Alors oui, il y a bien eu quelques ombres au tableau, notamment le jour où j’ai appris que Joseph et Gabriel s’étaient fait virer après avoir essayé de refourguer des faux pendentifs en mulot, mais rien de bien grave. Rien qui ne mette en péril le reste de la boite, en tous cas.
    Et puis un jour, quelques semaines après que mon plan de redressement avait été lancé, le Big Boss a reçu un appel. Ses yeux se sont soudainement écarquillés. Sa bouche s’est ouverte. Son cigare est tombé. Il a crié « YAHAAAAAAAAA !!! », s’est mis à faire sa valise en chantant du Sinatra, puis après la carte blanche, il m’a carrément remis les clefs de la boite.
    Il a fermé la porte. Je l’ai entendu chanter encore quelques secondes dans l’escalier. Sa voix s’est faite de plus en plus lointaine. Et puis plus rien.
    Le silence.
    Planté comme un con au milieu de ce bureau miteux qui daubait le cigare et le corned-beef avarié, je réalisais à peine ce qui venait de se passer.
    En quelques secondes, le Big Boss avait disparu et m’avait laissé son fauteuil.
    Je venais de devenir Dieu.

    Toujours sous le choc, je me suis approché du bureau de mon prédécesseur comme une souris s’approche d’un bout de roquefort suspicieux. Le Boss avait oublié la photo d’un clébard qu’il caressait de ses doigts boudinés. Je n’ai pu réprimer un fou-rire nerveux en me rendant compte que le clebs avait les yeux d’un gris parfait.
    « - Le con… »
    Je croyais à peine à ce qui m’arrivait. J’aurais pu exulter, mais au fond de moi, quelque chose m’en empêchait. Derrière moi, la vitre cassée de la fenêtre laissait entrer le vent du Nord. Ça sentait la brioche. J’ai respiré un grand coup et le téléphone s’est mis à sonner, me tirant de ma rêverie.
    Tout était allé si vite. La convocation, le brainstorming avec la bande à Loulou, la renaissance de la firme. La consécration. Et pourtant, Geffrey, plus ce téléphone sonnait et plus je pensais à tout ce que cela avait impliqué de moins bon, à commencer par ces quinze années de vie gâchées au service d’une organisation qui m’avait menti. Toute ma vie d’adulte, j’avais cru au système, jusqu’au jour où j’avais découvert que le Big Boss n’était qu’un exécutant. Mais l’exécutant de qui, au juste ? Pour qui roulait le patron avant de me promouvoir ? Et puis qu’est-ce que je faisais là, moi, du coup, à vouloir imposer au monde un système dont je ne savais rien ?
    Et plus que tout autre chose : qui persistait à faire sonner ce foutu téléphone ? Qui était au bout du fil ? Qui était le Boss ? Le vrai.

    À ce moment précis Geffrey, je te le dis les tripes à l’air, je n’ai écouté que ma peur. Je suis sorti du bureau en laissant le téléphone sonner, j’ai descendu les escaliers, j’ai quitté l’impasse des Dames, j’ai traversé les trois rues qui me séparaient de la basilique, et je l’ai fait Geffrey. Je l’ai fait.

    Dans le doute.

    Je suis allé me faire baptiser.